Pour cette première édition du festival Ainerak, l’invité d’honneur de la Ville de Mauléon ne pouvait bien évidemment n’être qu’une femme, courageuse, engagée : Pinar Selek. Née à Istanbul, sociologue, militante antimilitariste et féministe, contrainte à l’exil en France où elle a obtenu la nationalité française en 2017, Pinar Selek évoquera à travers diverses conférences son parcours et la force artistique qui émane d’une vie de lutte.
Se souvenir, entretenir la mémoire, ne pas la laisser périr ; autour de la question de l’identité arménienne et du génocide de 1915, le philosophe Michel Marian et l’historien Raymond Kévorkian
Alain Finkielkraut s’entretient avec le philosophe Michel Marian et l’historien Raymond Kévorkian, à propos de la question de l’identité arménienne. Replay France Culture
Dans un livre intitulé La Présence de Dieu dans l’histoire (éditions Verdier, 2005), le philosophe Emil Fackenheim écrit : » (…) Aujourd’hui, la distinction entre juifs religieux et juifs séculiers est supplantée par celle entre juifs inauthentiques, qui fuient leur judéité, et juifs authentiques qui l’affirment. Ce dernier groupe comprend des religieux et des séculiers. Et ils se trouvent unis par la Voix prescriptive qui se fait entendre depuis Auschwitz. Que prescrit la voix d’Auschwitz ? Il est interdit aux juifs de donner à Hitler des victoires posthumes. Il leur est prescrit de survivre comme juifs, de peur que périsse le peuple juif. Il leur est commandé de se souvenir des victimes d’ Auschwitz de peur que périsse leur mémoire. (…) »
» Existe-t-il pour les Arméniens une voix prescriptive du génocide de 1915 » ? (Alain Finkielkraut)
Michel Marian
La formule, que je découvre, est très forte, frappante, et elle peut s’appliquer au cas arménien. Je n’en dirai peut-être pas autant du début du texte cité à propos des juifs authentiques et des juifs inauthentiques, dans la mesure où pour les Arméniens, il n’y a pas le même risque d’antisémitisme que pour les Juifs – en tous cas, pour ce qui est des Arméniens de la diaspora. Pour ce qui est de la Voix prescriptive, bien sûr, il y a eu à un moment donné un projet de faire disparaître les Arméniens, et c’est même, peut-être, le nerf du besoin de transmission et de maintien d’une forme d’arménité – le nerf, c’est-à-dire le fait de répondre négativement à cette volonté destructrice.
Si l’on regarde cela d’un point de vue sociologique, on vit dans un monde de diaspora, où l’on voit qu’objectivement, ce ne sont pas les Arméniens qui gardent le plus leur langue, par exemple, ils ne sont pas non plus les plus endogames – ils seraient exogames à 90% – et pourtant, ils frappent par leur résilience collective, et cela tient principalement, me semble t-il, à cette voix prescriptive.
Raymond Kévorkian
Je pense que cette voix prescriptive est centrale, elle est essentielle ; il faut quand même souligner que cette diaspora arménienne si souvent évoquée, est le fruit du génocide : c’est une grenade qu’on a fait éclater, avec une dispersion de survivants qui va des Etats-Unis à l’Australie. C’est donc un phénomène nouveau.
» On peut parler de la naissance d’une identité arménienne diasporique qui repose sur les fondations de cette violence originelle «
Avec un saut de générations – j’ai pu l’observer : il s’agit souvent, non pas de la première génération née en France, mais de la deuxième, qui s’empare de la mémoire et de l’héritage douloureux.
Parmi les Arméniens, l’exogamie, nous dit Michel Marian, est largement majoritaire. Cela veut-il dire que d’ici quelques générations, l’identité arménienne sera vouée à se dissoudre ? Elle n’est pas la seule. Dans les communautés juives, par exemple, il y a toujours cette inquiétude « mon fils/ma fille épousera t-il un juif/une juive » ? Cette inquiétude, exprimée naguère de manière pressante, l’est aujourd’hui moins, mais tout de même, pour précisément que la dissolution n’ait pas lieu. (Alain Finkielkraut)
Michel Marian
Il nous faut quand même ajouter un codicille à ce propos de Fackenheim : ce type d’injonction ne peut devenir aussi fort que pour des peuples qui ont déjà un terrain, une histoire favorable, à cette réception – peuples pour qui » il y a un impératif de se souvenir » – et on parle de périodes bien plus reculées qu’ Auschwitz. Pour les Arméniens, c’est pareil, il y a ce terrain favorable à une sorte de prise en compte d’une histoire cyclique, avec des moments de soulagement voire de résurgence, et des moments, au contraire, d’abattement ou de destruction. Il faut avoir cela à l’esprit. (…)