De profonds bouleversements sont en cours dans le Caucase. L’Arménie, plus vulnérable que jamais, subit la poursuite à bas bruit d’une guerre d’anéantissement menée par l’Azerbaïdjan. Le régime de Bakou attise par tous les moyens l’arménophobie au sein de sa population.
LE DDV : REVUE UNIVERSALISTE
Tigrane Yégavian, enseignant, chercheur, auteur de Géopolitique de l’Arménie (Bibliomonde, 2022) Article paru dans Le DDV n° 689, hiver 2022
L’Arménie est-elle en danger de mort ? Cette question ne devrait pas être posée, pourtant la guerre que l’Azerbaïdjan et son allié turc mènent contre l’Arménie exsangue et les conséquences qui en découlent nous rappellent que le génocide de 1915 se poursuit, à un degré variable d’intensité.
Le seul récit fédérateur azéri se fonde sur la haine des Arméniens, une haine nourrie par le traumatisme causé par la perte de près de 15 % de la superficie du pays en 1993-1994.
Claude Mutafian à l’émission Cartes sur Table de Radio Ayp du 26 nov 2022 à l’occasion du salon du livre « Armen’livres »
A l’occasion de la publication de son dernier livre « Jérusalem et les Arméniens » Claude Mutafian nous retrace l’historique de la restauration du musée du quartier arménien de Jérusalem. Il en a fait un livre remarquable.
« Armen’livres », le salon du livre arménien organisé par la Maison de la Culture Arménienne d’Alfortville. Sont avec nous : Arax Der Kevorkian, présidente de la MCA d’Alfortville Hovig Ananian, directeur de médiathèque Claude Mutafian, historien
Historien spécialiste de l’ère médiévale arménienne, le nom de Claude Mutafian est indissociable de celui de l’ancien royaume d’Arménie cilicienne. Présent au colloque de l’Université de Lomonossov, en coopération avec la fondation pour le développement des études arméniennes « ANIV » consacré à la diaspora arménienne et à l’histoire des relations arméno russes, il s’est intéressé aux trésors arméniens du musée de l’Hermitage
Par Tigrane Yegavian
TY: Quelle est la spécificité de la collection arménienne du musée de l’Hermitage ? D’où provient la plupart des pièces ?
CM: L’origine et les provenances sont très variables. Par exemple, il y a un évangile arménien illuminé copié à Gênes autour de 1330, qui est un don de la République Socialiste Soviétique d’Arménie à l’Hermitage.
Notons aussi deux portes en bois originaires d’un monastère arménien de Crimée sur lequel il y a des inscriptions arméniennes datant du XIVe siècle. La collection arménienne de l’Hermitage compte aussi des sceaux en particulier deux uniques au monde : le sceau du prince roubénide Toros II, qui date du XIIe siècle, et un autre inscrit en grec de l’impératrice Marie Paléologue. Elle était la sœur du roi Heithum II de Cilicie et l’épouse de l’héritier du trône de Byzance. Ces sceaux, je les avais exposés à la Sorbonne en 1993 et l’évangile de Gênes au Vatican en 1999. Sans doute, la pièce la plus importante de la collection arménienne de l’Hermitage est le reliquaire de Skevra, en argent, où sont conservées des reliques de saints. Il date de 1292. Cela correspond à l’année de la chute de Hromkla, le siège du Catholicossat de Cilicie pris par les Mamelouks. Skevra était un des monastères les plus importants du royaume arménien de Cilicie. Au dos on peut lire une longue inscription qui est une sorte de poème – lamentation sur la chute de Skevra. Cette pièce d’orfèvrerie exceptionnelle avait été trouvée en Italie au XIXe siècle et achetée par un comte russe Basiliski. À son décès, l’Hermitage avait acheté toute sa collection dont le reliquaire. Pendant longtemps, ces objets étaient dispersés et pour la plupart non exposés dans le musée. Heureusement, depuis une dizaine d’années il existe une salle arménienne à l’Hermitage qui a regroupé les pièces arméniennes.
TY: Comment a évolué l’arménologie en Russie tsariste puis soviétique ? Quelle est son origine ?
CM: Il faut reconnaître que sous l’URSS, l’arménologie était assez développée. Il y avait des grands savants à commencer par l’actuel directeur de l’Hermitage Pietrovski qui a réalisé des fouilles archéologiques en Arménie. L’intérêt pour l’histoire de l’Arménie commence avec la conquête par les Russes du Caucase sud au début du XIXe siècle. Les Russes se sont trouvés directement au contact de l’architecture, des ruines arméniennes. Nicolas Mar a joué un rôle pionnier à Ani. Il y avait certes des Russes mais aussi des Arméniens vivants en Russie qui ont été très actifs. Le plus célèbre étant Karen Yuzbachian à Saint Petersburg qui avait notamment fait un travail gigantesque de traduction d’historiens arméniens vers le russe.
L’Institut Lazareff est également une preuve de l’intérêt portée à l’Arménie, la langue arménienne était enseignée au sein de cette institution qui est devenue le siège de l’ambassade d’Arménie à Moscou.
Sous le règne de Catherine II, il y eut un cas de déplacement de populations arméniennes vers les marges de l’Empire pour des raisons militaires. C’est Mgr Hovsep Akhurtian, le prélat des Arméniens de Russie de l’époque, qui lui avait conseillé de déplacer des Arméniens de Crimée et de les installer aux frontières. Deux villes furent ainsi fondées en Bessarabie : Nor Nakhitchevan et Gregoriopol, cette dernière se situe dans l’actuelle Moldavie. Cette émigration a été immortalisée encore sur un reliquaire qui s’appelle le reliquaire de Haghpart, actuellement exposé au musée d’Histoire nationale d’Arménie à Erevan.
TY : Pendant un an et demi nous avons raconté tout un pan de l’histoire des Arméniens à travers le témoignage de personnalités et d’anonymes. Quel est le regard de l’historien sur l’initiative 100 LIVES et Aurora Prize ?
CM: C’est un travail important que le vôtre. Par principe, j’ai toujours soutenu l’idée qu’il fallait sortir du ghetto arménien et s’adresser à des non-arméniens. C’est ce que j’essaie de faire constamment. Mais cela ne m’empêche pas d’accorder de l’importance aux enfants. Je fais par ailleurs souvent des conférences dans des écoles arméniennes. Il faut leur raconter des histoires, ma tâche est plus aisée grâce aux nouvelles technologies en matière d’illustration. Il est intéressant de noter au passage que dans l’histoire de la chaire d’études arméniennes des Langues’O à Paris, quasiment tous les titulaires sans exception jusqu’à la fin du XXe siècle étaient des non arméniens (Dumézil, Meyet, Macler, Feydit Mahé…). Une très bonne chose. Au XIXe siècle un des plus grands arménologues, le français Philippe Brosset travaillait à Saint Petersburg, il fut un des plus grands arménologues de son temps avec Langlois et Dulaurier.
Alexandre Devecchio reçoit Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine et Tigrane Yegavian, géopolitologue d’origine arménienne spécialiste du Caucase dans « En toute vérité ».
Alors que l’Azerbaïdjan orchestre depuis un mois le blocus de l’enclave du Haut-Karabakh, la communauté internationale reste passive face aux risques existentiels qui pèsent sur l’Arménie.
L’Arménie, îlot chrétien en région musulmane, est au croisement stratégique des routes commerciales, mais aussi des voies d’invasions. Conflits régionaux, diasporas, horreur d’un génocide, cette histoire mouvementée construit une forte identité. France Culture novembre 2020
À propos de la série
L’Arménie, îlot chrétien en région musulmane, est au croisement stratégique des routes commerciales, mais aussi des voies d’invasions. Conflits régionaux, diasporas, horreur d’un génocide, cette histoire mouvementée construit une forte identité.
Provenant de l’émission
Le Cours de l’histoire, Du lundi au vendredi de 9h à 10h sur France Culture
En 2015 avait lieu le 100e anniversaire du génocide des Arméniens. Durant la première guerre mondiale, plus d’un million d’Arméniens ont été exterminés en raison d’une politique génocidaire instaurée et perpétrée par les autorités en place dans l’Empire… France Culture avril 2015
À propos de la série
En 2015 avait lieu le 100e anniversaire du génocide des Arméniens. Durant la première guerre mondiale, plus d’un million d’Arméniens ont été exterminés en raison d’une politique génocidaire instaurée et perpétrée par les autorités en place dans l’Empire ottoman. Retour en quatre émissions sur ce drame considéré comme l’un des premiers génocides du XXe siècle.
Provenant de l’émission
La Fabrique de l’Histoire, du lundi au vendredi de 9h00 à 10h00 sur France Culture
Le sort de l’Arménie par Guillaume Roquette, le directeur de la rédaction du Figaro Magazine.
Je voudrais vous parler d’un pays partiellement occupé par son puissant voisin, au mépris de toutes les règles du droit international. Un pays agressé par l’armée d’un dictateur qui n’a jamais accepté les frontières nées de la désintégration de l’URSS. Un pays dont des bâtiments civils ont été détruits, pilonnés par des drones meurtriers. Un pays à qui on a volé des territoires, et qui se bat courageusement pour conserver les autres.
Ce pays, ce n’est pas l’Ukraine mais l’Arménie
Un petit pays de trois millions d’habitants, au sud du Caucase, dont l’Azerbaïdjan voisin veut prendre le contrôle. La guerre entre ces deux nations dure depuis deux ans dans une indifférence quasi générale, qui contraste douloureusement avec la mobilisation mondiale dont bénéficie l’Ukraine.
Comment expliquer cette différence de traitement de la part des Occidentaux ?
Il y a plusieurs raisons à ce deux poids deux mesures. D’abord l’Arménie est en Asie, plus loin des préoccupations des Français, sauf bien sûr de ceux qui sont d’origine arménienne et dont les familles sont souvent arrivées chez nous après le génocide perpétré par les turcs en 1915, qui fit plus d’un million de victimes. Mais il y a d’autres raisons, moins avouables, à cette coupable indifférence. Le pays agresseur, l’Azerbaïdjan, regorge de gaz. Et l’Europe en a besoin pour remplacer celui que nous ne voulons plus acheter aux Russes. Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a fait le voyage à Bakou pour doubler les importations de gaz en provenance d’Azerbaïdjan, qu’elle a osé qualifier de « pays fiable ».
Et puis, les Arméniens sont des chrétiens
Ils le sont même depuis 17 siècles, ce qui fait d’eux la plus ancienne nation chrétienne du monde. Autour d’eux 100 millions de musulmans, azéris, iraniens et surtout turcs, ne les portent pas dans leur cœur et c’est un euphémisme. Les pays de l’Ouest renâclent peut-être à soutenir l’Arménie de peur d’être accusés d’être des « nouveaux croisés », selon l’expression du président turc Erdogan, soutien inconditionnel de l’Azerbaïdjan.
Enfin, comble de malchance, le seul véritable allié de l’Arménie, la Russie, son protecteur historique, est aujourd’hui au banc des nations, et n’est plus en mesure de la défendre.
L’Arménie, cette courageuse petite démocratie, se retrouve donc terriblement seule. Et se demande bien pourquoi les opinions publiques occidentales, bouleversées à juste titre par le drame ukrainien, sont si peu préoccupées de son sort. Nous devrions pourtant soutenir Erevan comme nous soutenons Kiev. Ou alors, c’est que nos valeurs ne sont pas si universelles que cela.
REPORTAGE. L’Azerbaïdjan bloque la seule voie terrestre entre l’Arménie et son enclave du Haut-Karabakh, privant ses habitants de ressources essentielles.
De l’envoyée spéciale en Arméniedu journal Le Point, Marine de Tilly Publié le 12/01/2023 à 09h00 – Modifié le 12/01/2023 à 10h01 Lire l’article en pdf Lire Le Point
C’est une bande de terre de 5 kilomètres de large et de 65 de long qui, de part et d’autre d’une route de montagne en lasso, relie Goris, dernière ville arménienne avant la frontière azerbaïdjanaise, à Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh. C’est un cordon ombilical entre la « mère Arménie » et ce qu’il reste de son « jardin noir » (kara, « noir » en turc, et bakh, « jardin » en persan), ravagé par la machine de guerre turco-azérie en 2020. Chaque jour, sur cette route qui traverse les villages de Latchine (Berdzor, préféreront les Arméniens), de Sous et de Zaboukh, vont et viennent des milliers de Karabakhtsis travaillant ou se soignant en Arménie.
Depuis la fin de la guerre et l’accord tripartite de cessez-le-feu, l’Azerbaïdjan est censé « garantir la sécurité des mouvements des citoyens à travers le corridor de Latchine« …
L’archevêque Khajag Barsamian dans son bureau au Vatican, le 5 janvier 2020. Elisabeth Pierson / Le Figaro
Alors que les Arméniens célèbrent Noël, le représentant de l’Église apostolique arménienne au Vatican dénonce le blocus de l’unique route reliant le Haut-Karabakh au monde extérieur.
L’Église apostolique arménienne fait partie des «Églises orthodoxes orientales». Au même titre que les syriaques, coptes et guèzes, elle reconnaît seulement trois conciles – quand l’Église catholique en compte 21 – mais se considère autant catholique qu’orthodoxe.
Pourquoi les Arméniens fêtent-ils Noël le 6 janvier ?
C’est la plus ancienne tradition de la chrétienté que de célébrer la nativité et le baptême du Christ le même jour. Si l’Église catholique a choisi de séparer les deux, nous avons choisi, en Arménie, de garder cette même date pour fêter les deux événements. Le 25 décembre, la plupart des Arméniens se rassemblent et échange des cadeaux. Le 6 janvier est la célébration plus religieuse où les Arméniens, même les moins pratiquants, viennent à la messe.
Quel est votre rôle au Vatican ?
Avant 2018, il n’y avait pas de représentant de l’Église apostolique arménienne à Rome. Ayant gardé de proches relations avec le Vatican depuis mon passage à l’Institut pontifical oriental, j’ai donc demandé au catholicos (chef de l’Église arménienne, NDLR) d’ouvrir une représentation auprès du Saint-Siège. Il a écrit au pape François qui a répondu positivement.
Mon rôle, en lien notamment avec le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, est d’approfondir la relation entre nos deux Églises, qui est déjà forte. Deux papes ont déjà visité l’Arménie, Jean-Paul II en 2001, et le pape François en 2016.